C’est pour se démarquer d’une vulgate qui se contente de classer Taine comme positiviste, et pour inaugurer un changement d’optique, que l’imagination, notion centrale de la pensée de Taine, est mise au centre de ce dossier. Il ne s’agit pas de contester à Taine son aspiration à la scientificité, ou de le classer de manière indifférencie parmi les écrivains qui font de l’imagination la seule source de la pensée. Il faut prendre à la lettre son point de départ, formulé au début de l’introduction à l’Histoire de la littérature anglaise: «On a découvert qu’une oeuvre littéraire n’est pas un simple jeu d’imagination, le caprice isolé d’une tête chaude, mais une copie des moeurs environnantes et le signe d’un état d’esprit. » L’imagination joue, pour Taine, un rôle complexe et ambigu. Dans son oeuvre, elle semble revêtir un double intérêt. D’une part, ce sont ses produits à elle, donc tout d’abord les oeuvres littéraires et les oeuvres d’art, que Taine considère comme documents indispensables pour écrire l’histoire, cette dernière étant comprise comme une forme de psychologie. Bien qu’il tienne beaucoup à transformer la psychologie en « science de faits », pour lui la littérature et les beaux-arts ne cessent pour autant pas d’être eux-mêmes des voies privilégiées par lesquelles une connaissance de l’âme devient possible. Dans ce sens les oeuvres de l’imagination figurent pour Taine comme faits favoris, comme témoignages pertinents à partir desquels se laissent analyser aussi bien les traits caractristiques de l’âme d’un individu que ceux de l’âme d’un peuple. D’autre part, les oeuvres littéraires, produits de l’imagination, semblent être, pour Taine, elles-mêmes des formes de savoir historique et psychologique. Cela ressort avant tout dans ses écrits de critique et d’histoire littéraire: dans l’introduction à L’Histoire de la littérature anglaise, le statut de l’oeuvre littéraire est non seulement défini comme « document », mais implique en même temps une dimension analytique: «[…] l’office propre de la littrature et de noter les sentiments […]. Elle ressemble à ces appareils admirables, d’une sensibilité extraordinaire, au moyen desquels les physiciens dmêlent et mesurent les changements les plus intimes et les plus délicats d’un corps. » Taine loue la « divination précise et prouvée» des écrivains comme Goethe, qui auraient, selon lui, renouvelé l’histoire. Aussi dans ses Essais et dans les chapitres de son Histoire de la littérature anglaise, Taine retrace et admire les découvertes psychologiques avant la lettre d’un Shakespeare ou d’un Stendhal.

Cette idée reparaît dans De l’intelligence, son grand traité de psychologie: Taine se réfère ici encore et toujours à des écrivains qu’il cite dans le texte ou dans les notes de bas de page à côté des aliénistes, des physiologistes ou des philosophes, alors que ce procédé tend à tomber dans la déconsidération chez les savants contemporains qui revendiquent, comme lui, une méthode rigoureusement empirique. Taine ne semble donc pas établir une opposition fixe entre les sciences et les arts quant à leur rôle épistmologique, même pas dans De
l’intelligence, où il proclame dès la préface vouloir transformer la psychologie en science positive. Tout cela interroge sur le rôle et le caractère cognitifs que Taine psychologue accorde à l’imagination. Existe-t-il un lien entre, d’une part, la fonction que Taine attribue, dans son système des savoirs, aux oeuvres d’arts et à la littérature, produits spécifiques de l’imagination, et, de l’autre, sa psychologie, c’est-à-dire sa conception du fonctionnement de l’âme humaine, expose dans De l’intelligence? Et comment l’imagination, qui, dans ses écrits de critique et d’histoire, est encore souvent appelée une faculté, est-elle concue dans De l’intelligence, où les facultés de l’âme, vestiges de la philosophie spiritualistes sont explicitement bannies? De quelle manière enfin Taine reprend-il la question de l’imagination quand il se tourne, à la fin de sa carrière, vers la politique et vers le passé de son pays, se consacrant pendant vingt ans à l’histoire de la France, depuis l’Ancien Régime jusqu’à l’époque moderne, à travers la Révolution?

C’est ce dont se proposent de discuter les neuf articles regroupés dans ce dossier. Leur ordre suit, de manière chronologique, les trois principales étapes disciplinaires de la recherche tainienne: sera d’abord traité, par Maxime Perret, Walburga Hülk et Céline Trautmann-Waller, le rôle de l’imagination dans les écrits de critique littéraire, d’histoire de l’art et d’esthétique. Les articles suivants, de Laurent Clauzade, Marie Guthmüller et Sandra Janßen, enquêtent sur le rôle de l’imagination dans De l’intelligence. L’emploi de et la réflexion sur l’imagination par Taine historien, auteur des Origines de la France contemporaine, est le sujet des articles de Philipp Müller et de Nathalie Richard. Paolo Tortonese, dont l’article clôt ce dossier, traite de manière plus générale de la méthode ou bien des méthodes de Taine en proposant une relecture de ses préfaces. C’est ici qu’apparaît de nouveau, de manière exemplaire, l’intérêt constant qui lie le travail de recherche de Taine critique littéraire, Taine psychologue et Taine historien, et le rôle central qui y joue l’imagination.