Frist: 2018-03-01

Sous la direction de Servanne Monjour

Figure maîtresse des arts visuels, Dibutade est l’héroïne bien involontaire du mythe fondateur de la peinture et du dessin : attristée par le départ imminent de son amant (pour un long voyage ou, selon les versions plus tardives et dramatiques du mythe, pour la guerre), la jeune corinthienne en aurait tracé le profil contre un mur, suivant le contour de son ombre projetée. Il faut pourtant le reconnaître, Dibutade bénéficie d’une présence aussi inconditionnelle qu’anecdotique dans la plupart des textes théoriques et critiques consacrés à l’art pictural et ses disciplines connexes : le mythe des origines, justement, sert avec efficacité différentes stratégies introductives, sans faire l’objet de plus d’attention. Cette place liminaire, mais limitée, explique sans doute le manque de popularité d’une figure dont les lecteurs n’ont souvent qu’une connaissance approximative.

Si Dibutade n’a jamais eu l’aura des célèbres Muses, Méduse, Narcisse ou Pygmalion, omniprésents dans les écrits sur l’art, c’est peut-être avant tout parce qu’elle n’existe pas… L’extrait d’Histoire naturelle de Pline – consacré d’ailleurs à la sculpture plutôt qu’à la peinture – dans lequel la jeune femme est mentionnée pour la toute première fois, fait en effet office d’acte de naissance manqué :

En voilà assez et trop sur la peinture. Il convient maintenant de parler de l’art de modeler, ou plastique. Butades de Sicyone, potier de terre, fut le premier qui inventa, à Corinthe, l’art de faire des portraits avec cette même terre dont il se servait, grâce toutefois à sa fille : celle-ci, amoureuse d’un jeune homme qui partait pour un lointain voyage, renferma dans des lignes l’ombre de son visage projeté sur une muraille par la lumière d’une lampe ; le père appliqua de l’argile sur ce trait, et en fit un modèle qu’il mit au feu avec ses autres poteries. On rapporte que ce premier type se conserva dans le Nymphaeum jusqu’à la destruction de Corinthe par Mummius. D’autres prétendent que les premiers inventeurs de la plastique furent Rhoecus et Théodore, à Samos, longtemps avant l’expulsion des Bacchiades hors de Corinthe ; que Démarate, qui s’enfuyait de cette ville, et qui, en Étrurie, donna le jour à Tarquin l’Ancien, roi du peuple romain, était accompagné des modeleurs Euchlr, Diopus et Eugramme, et que ces artistes transmirent la plastique à l’Italie. L’invention de Butades serait alors d’avoir mêlé de la rubrique à l’argile, ou d’avoir modelé avec de la terre rouge. (Pline, Histoire naturelle, Livre XXXV, chap. 43, traduction Littré, Paris, Dubochet, Le Chevalier et comp. Editeurs, 1887.)

Point de Dibutade, donc, mais une « fille de Butadès », potier de son état, à qui l’on devrait l’invention du bas-relief réalisé à partir du profil que sa fille avait tracé au mur. Ce n’est que bien plus tard, à la Renaissance, que cette inventrice inventée – selon l’expression de Françoise Frontisi-Ducroux – réapparaît en tant que Dibutade (probablement à partir d’une déformation de l’expression figlia di Butadès figurant dans les traités de la Renaissance) sous une forme qui nous est désormais familière, d’abord au sein de traités consacrés à la peinture, puis dans des œuvres picturales ou littéraires globalement mineures.

Depuis son invention tardive, à partir d’un passage mal traduit – ou sur-traduit à dessein – de l’œuvre de Pline, le mythe de Dibutade n’a donc cessé d’être reformulé et réinvesti en fonction des nouveaux enjeux de la représentation artistique. Dibutade vient ainsi répondre à ce besoin d’établir les origines de l’art et des médias, afin d’expliquer sans doute ce qui motive la création artistique. C’est ainsi que la jeune corinthienne s’est à la fois prêtée au discours sur le dessin, la gravure, la peinture, la sculpture… et même, plus récemment, au discours sur la photographie dont elle rappellerait le principe d’indicialité, ainsi que le suggère Jacques Derrida dans Mémoires d’aveugle : (Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, L’Autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion des musées nationaux, 1990, p. 54.)

> Dibutade ne voit pas son amant, soit qu’elle lui tourne le dos, plus constante qu’un Orphée, soit qu’il lui tourne le dos ou que leurs regards ne puissent en tout cas se croiser […] : comme si voir était interdit pour dessiner, comme si on ne dessinait qu’à la condition de ne pas voir, comme si le dessin était une déclaration d’amour destinée ou ordonnée à l’invisibilité de l’autre, à moins qu’elle ne naisse de voir l’autre soustrait au voir. Que Dibutade, la main parfois guidée par Cupidon (un Amour qui voit et qui n’a pas ici les yeux bandés) suive alors les traits d’une ombre ou d’une silhouette, qu’elle dessine sur la paroi d’un mur ou sur un voile, dans tous les cas une skiagraphia, cette écriture de l’ombre, inaugure un art de l’aveuglement. La perception appartient dès l’origine au souvenir. Elle écrit, donc elle aime déjà dans la nostalgie. Détachée du présent de la perception, tombée de la chose même qui se partage ainsi, une ombre est une mémoire simultanée, la baguette de Dibutade est un bâton d’aveugle.

En proposant cette archéologie surprenante de la photographie, Derrida achève de déposséder la jeune femme de son œuvre pour l’attribuer à l’Amour, ou plus exactement au caecus amor : l’art, tout comme la passion, aurait partie liée avec l’aveuglement. Aux origines de la création, ce besoin de conserver la trace, de combler l’absence ou de conjurer la disparition, aurait ainsi façonné une figure de l’artiste irrémédiablement désirante et nostalgique. Ce numéro de MuseMedusa propose d’explorer l’histoire et l’actualité du mythe de Dibutade afin de réfléchir à la notion de création artistique. Parmi les questions et les sujets qui pourront être traités, citons en particulier :

L’invention des arts et des médias. La fable de Dibutade révèle d’abord l’importance des discours – et en particulier des discours littéraires – dans la construction des médias. Ainsi, comment le discours sur l’art, et en particulier les arts visuels, traite-t-il la question de l’invention et de l’origine (des arts, des médias, ou encore de l’œuvre elle-même). Quelle est la part du hasard – certains parleront de sérendipité – dans la création artistique ?

La figure de la femme artiste. Souvent reléguée au statut de muse, la femme en tant qu’artiste ou auteur a bénéficié d’une reconnaissance tardive – les mésaventures de Dibutade, dont le mythe est tardivement devenu féministe, en sont la preuve. Comment s’est construite, au cours de l’histoire, la figure de la femme artiste ou femme auteur ? L’acte de création au féminin est-il encore associé à des topoï (passion aveuglante et caecus amor) qui, tout comme Dibutade, la dépossèdent de son statut d’auteur ou d’artiste ?

L’esthétique du profil. Étroitement associée au mythe de Dibutade, la forme de profil s’inscrit dans une longue et riche tradition artistique, depuis la peinture pariétale à l’art de la silhouette qui, au XVIIIe siècle, qualifia un tout nouveau genre de portrait. Associé à l’idée d’esquisse, ou même de brouillon, le profil vient aussi désigner cette tension entre ce qui reste à moitié révélé, mais aussi à moitié dissimulé. Comment cette esthétique du profil s’est-elle manifestée dans l’histoire de la littérature et des arts visuels ? Quelle en est l’actualité à l’heure où notre identité numérique est notamment forgée par nos profils d’utilisateurs en ligne ?

Présences de la disparition. Si, comme le dit Derrida, Dibutade « aime déjà dans la nostalgie », c’est que son geste de création est intimement lié à la perte – à l’idée même de la perte et de l’absence de l’être aimé. En traçant ainsi le contour de l’ombre projetée de son amant, Dibutade en représente d’abord la disparition, et non la présence. C’est en ce sens d’ailleurs aussi que Derrida parle d’un art de l’aveuglement. On pourra donc enfin se demander comment agit cet art de l’aveuglement, et analyser la puissance créatrice de l’absence et de la disparition.

Les contributions pourront privilégier tant les études de cas ou d’œuvres particulières que les perspectives historiques ou comparatives. En français ou en anglais (maximum de 30 000 signes, espaces compris), ces contributions doivent être accompagnées d’un résumé (français et anglais), de mots clés ainsi que d’une brève notice biobibliographique. Les textes sont à envoyer à Servanne Monjour et à MuseMedusa avant le 1er mars 2018. Prière de suivre les consignes précises du protocole de rédaction.