Appel à soumissions pour un numéro thématique de Lingvisticæ Investigationes

Le flou, le vague et la sous-détermination dans la référence

L’acte de référence relie une expression linguistique, dite expression référentielle, à une ou plusieurs entités appartenant au monde extralinguistique ou à une représentation mentale d’un monde possible. La majorité des expressions référentielles, dans leur situation d’emploi, permettent l’identification précise d’un référent, par exemple grâce à l’emploi d’un nom propre ou d’un syntagme nominal qui, par les propriétés indiquées (« la grosse voiture sur le parvis », « ce lapin blanc », « la licorne de Blade Runner »), exclut toute ambiguïté et conduit à l’identification du bon référent. Certaines expressions, par exemple le pronom anaphorique « il » ou « elle » quand plusieurs antécédents sont envisageables, conduisent à une ambiguïté, c’est-à-dire à deux ou trois possibilités alternatives clairement identifiées, parmi lesquelles un choix reste à effectuer. Il existe d’autres cas encore – et c’est ceux-là qui nous intéressent – où l’on ne sait pas très bien quel(s) référent(s) sont réellement impliqués dans l’acte de référence. Ceci concerne, entre autres, les phénomènes suivants, qualifiés parfois de flous, vagues, ou sous-déterminés :

– les références plurielles, par exemple : le pronom « nous » quand il est tour à tour exclusif ou inclusif (Truan 2016) ; le pronom « ils » grégaire comme dans « à l’hôpital, ils l’ont soigné énergiquement » (Kleiber 2001, Johnsen 2019 ou, pour l’anglais, Emmott 2015) ; certains syntagmes pluriels, spécifiques ou génériques, dont il est difficile voire impossible de cerner la portée, comme dans « the Americans have reached the Moon » (« les Américains ont réussi à aller sur la Lune »), où l’expression référentielle « the Americans » désignerait un ensemble flou comprenant a minima les astronautes, peut-être aussi le personnel impliqué, directement et indirectement (Radden 2009), voire l’ensemble des Américains par crédit collectif (Gardelle 2023) ;

– les référents évolutifs, qui subissent une métamorphose (Achard-Bayle 2001), jusqu’à devenir autre chose, comme dans les recettes de cuisine, par exemple : « Prenez un poulet vif et bien gras. Tuez-le, préparez-le pour le four, coupez-le en quatre et rôtissez-le pendant une heure », où les pronoms anaphoriques « le » ne semblent plus désigner exactement le même référent au fur et à mesure que le texte progresse (Brown & Yule 1983) ;

– les pronoms impersonnels humains (Cabredo Hofherr 2008 ; Van der Auwera et al. 2012), les pronoms dits indéfinis comme « l’un/l’autre » (Schnedecker 2006), les pronoms sous-spécifiés, comme « on » (Fløttum et al. 2007 ; Landragin & Tanguy 2014 ; Delaborde 2021) et « ça » (Cadiot 1988 ; Anscombre 1998 ; Sales 2008), les aphorismes (Béguelin 2014) ; de même dans un certain nombre d’autres langues (cf. l’allemand man), sans oublier l’usage non spécifié du pronom de deuxième personne (Derringer et al. 2015).

Avec ces exemples, le fonctionnement de la référence floue bouscule le principe de la quête absolue du référent exact. Pourquoi peut-on dire « les Gaulois ont inventé beaucoup d’instruments et produits cosmétiques celtes », alors que ce ne sont pas les mêmes Gaulois qui ont inventé chacun des instruments ou produits cosmétiques ? Pourquoi une recette de poulet comme celle citée ci-dessus n’admet-elle pas un anaphorique « les », quand il s’agit clairement de plusieurs morceaux ? Pourquoi la langue offre-t-elle autant de possibilités de passer du singulier au pluriel (« Paul a acheté une Toyota parce qu’elles sont robustes », Kleiber 2001), d’une partie au tout («Bruxelles »… « la Commission Européenne »), d’un référent à un autre qui lui est presque identique (Recasens et al. 2010), de plusieurs référents à une anaphore résomptive capable de regrouper et recatégoriser ? Surtout, pourquoi ces flous et imprécisions ne posent-ils pas de problème particulier au récepteur (Sanford et al. 2008), qui interprète sans se demander s’il a identifié le(s) référent(s) avec précision et exactitude ?

Cornish (1999) évoque le rôle du prédicat de la proposition dans laquelle se trouve l’expression référentielle. Par exemple, « ça arrive souvent » permet d’établir, grâce au prédicat « arrive souvent », que le pronom sous-spécifié « ça » réfère à une situation ou un état de choses. Un autre paramètre est celui de la contribution linguistique (et non juste cognitive) de l’expression référentielle. A propos des noms propres, Fauconnier & Sweetser (1996), puis Dancygier (2009) et Dancygier & Sweetser (2014), montrent le rôle majeur des cadres qui gouvernent les possibles facettes d’interprétation métonymique. Ou encore, Ferreira et al. (2002) suggèrent que l’on a un traitement « good enough », plutôt qu’analytique, des messages en compréhension. Comment de tels paramètres permettent-ils de mieux modéliser les références floues, et suffisent-ils ?

Pour répondre à cette question, on pourra également s’intéresser aussi à la construction de ces références floues, c’est-à-dire en émission plutôt qu’en réception : pourquoi utiliser de telles références floues, plutôt que désigner des entités bien identifiées ?

Nous encourageons toute soumission traitant d’une ou plusieurs de ces questions, et portant (à titre indicatif) sur l’un des sujets suivants :
– le fonctionnement de la référence floue (ou vague, ou sous-déterminée) et de l’anaphore floue ;
– l’étude de références floues, en émission aussi bien qu’en réception ;
– les enchaînements de références floues et les chaînes de référence ;
– la référence floue dans plusieurs langues ou dans plusieurs états de langue ;
– la référence floue à l’écrit, à l’oral et dans les langues signées ;
– la référence floue en contexte : interprétation, effets de sens, pragmatique ;
– les propriétés en langue des opérateurs permettant la référence floue (propriétés des opérateurs : détermination, quantification) ;
– la référence floue à l’épreuve des annotations de corpus et du traitement automatique des langues ;
– la référence floue au prisme de l’opposition humain/non humain ;
– la référence floue au prisme des genres discursifs ;
– la référence floue en psycholinguistique, en pathologie, en philosophie du langage, et dans d’autres approches des sciences du langage.

Ces aspects, on l’espère, permettront de mieux comprendre en retour le fonctionnement des références strictes, dont la modélisation a peut-être négligé des pans de fonctionnement qu’elles ne permettaient pas facilement de percevoir.

Détails pratiques :
– Mise en forme des propositions d’article : suivre les consignes et la feuille de style téléchargeables sur https://benjamins.com/catalog/li, rubrique ‘Guidelines’ (nous vous conseillons Firefox pour télécharger).
– Longueur indicative des propositions : 20 pages selon la feuille de style.
– Langues de rédaction : anglais, français.
– Les propositions seront soumises à un processus d’évaluation par les pairs en double aveugle.

Responsables scientifiques :
– Laure Gardelle (Université Grenoble Alpes, France)
– Frédéric Landragin (CNRS, Paris, France)

Adresses de contact et de soumission :
mailto:laure.gardelle@univ-grenoble-alpes.fr
mailto:frederic.landragin@ens.psl.eu

Comité scientifique :
– Guy Achard-Bayle (Université de Lorraine, Metz, France)
– Johan van der Auwera (University of Antwerp, Belgium)
– Sarah E. Blackwell (University of Georgia, US)
– Patricia Cabredo Hofherr (CNRS, Paris, France)
– Michel Charolles (Université Sorbonne Nouvelle, Paris, France)
– Denis Creissels (Université Lumière, Lyon, France)
– Catherine Emmott (University of Glasgow, UK)
– Catherine Fuchs (CNRS, Paris, France)
– Barbara Hemforth (CNRS, Paris, France)
– Massimo Poesio (Queen Mary University of London, UK)
– Catherine Schnedecker (Université de Strasbourg, France)

Calendrier :
– Date limite de soumission : 10 novembre 2023
– Notifications aux auteurs : 20 décembre 2023
– Remise des versions finales : 10 février 2024
– Parution lors du deuxième semestre 2024

Références :
Achard-Bayle, Guy (2001) Grammaire des métamorphoses. Référence, identité, changement, fiction, De Boeck Supérieur.
Anscombre (1998) Ça, c’est quelque chose. Quelques caractéristiques de la reprise d’un groupe nominal par ça/ce, In J. Pauchard & J.-E. Tyvaert (Eds), La variation (domaine anglais). La généricité, Presses
Universitaires de Reims, 83-105.
Béguelin, Marie-José (2014) Ce que nous enseignent les “aphorismes” lexicalisés. In Marion Fossard & Marie-José Béguelin (Eds) Nouvelles perspectives sur l’anaphore. Points de vue linguistique, psycholinguistique et acquisitionnel, Peter Lang, 137-168.
Brown, Gillian & George Yule (1983) Discourse analysis, Cambridge University Press.
Cabredo Hofherr, Patricia (2008) Les pronoms impersonnels humains – syntaxe et interprétation, Modèles linguistiques, XXIX-1, 35-56.
Cadiot, Pierre (1988) De quoi ça parle ? A propos de la référence de ça, pronom-sujet, Le français moderne, 56, 3/4, 174-189.
Cornish, Francis (1999) Anaphora, Discourse, and Understanding. Evidence from English and French, Oxford University Press.
Dancygier, Barbara (2009) Genitives and Proper Names in Constructional Blends, In: Vyvyan Evans & Stéphanie Pourcel (Eds), New Directions in Cognitive Linguistics, John Benjamins, 161-183.
Dancygier, Barbara & Eve Sweetser (2014) Figurative language, Cambridge
University Press.
Delaborde, Marine (2021) La coréférence floue dans les chaînes du corpus Democrat, Langages, 224, 47-65
Deringer, Lisa, Volker Gast, Forian Haas & Olga Rudolf (2015) Impersonal uses of the second person singular and generalized empathy. An exploratory corpus study of English, German and Russian, In: Laure
Gardelle & Sandrine Sorlin (Eds), The Pragmatics of Personal Pronouns, John Benjamins, 311-334.
Emmott, Catherine (2015) Interpreting antecedentless pronouns in narrative texts. Knowledge types, world building and inference-making, in Laure Gardelle & Sandrine Sorlin (Eds), The Pragmatics of Personal Pronouns, John Benjamins, 241-257.
Fauconnier, Gilles & Sweetser, Eve (Eds, 1996) Spaces, Worlds, and Grammar, The University of Chicago Press.
Ferreira, Fernanda, Karl G.D. Bailey & Vittoria Ferraro (2002) Good-enough representations in language comprehension, Current Directions in Psychological Science, 11, 11–15.
Fløttum, Kjersti, Kerstin Jonasson & Coco Norén (2007) On. Pronom à facettes, De Boeck Supérieur.
Gardelle, Laure (2023) Lions, flowers and the Romans: exception management with generic and other count plurals, In: Laure Gardelle, Laurence Vincent-Durroux & Hélène Vinckel-Roisin (Eds), Reference: from Conventions to Pragmatics, John Benjamins, 71-87.
Johnsen, Laure Anne (2019) La sous-détermination référentielle et les désignateurs vagues en français contemporain, Peter Lang.
Kleiber, Georges (2001) L’anaphore associative, Presses Universitaires de France.
Landragin, Frédéric & Noalig Tanguy (2014) Référence et coréférence du pronom indéfini on, Langages, 195, 99-115.
Radden, Günter (2009) Generic reference in English: A metonymic and conceptual blending analysis, In: Klaus-Uwe Panther, Linda L. Thornburg & Antonio Barcelona (Eds), Metonymy and Metaphor in Grammar, John Benjamins, 199-228.
Recasens, Marta, Eduard Hovy & M. Antònia Martí (2010) A Typology of Near-Identity Relations for Coreference (NIDENT), Proceedings of the Seventh International Conference on Language Resources and Evaluation,
149-156.
Sales (2008) Influence du lexique et de la syntaxe sur la reprise pronominale : exemple de « ça », Thèse de l’Université Paris Nanterre.
Sanford, Anthony, Ruth Filik & Catherine Emmott (2008) They’re digging up the road again: The processing cost of institutional they, Quarterly Journal of Experimental Psychology, 61(3), 372-380.
Schnedecker, Catherine (2006) De l’un à l’autre et réciproquement… Aspects sémantiques, discursifs et cognitifs des pronoms anaphoriques corrélés l’un/l’autre et le premier/le second, De Boeck Supérieur.
Truan, Naomi (2016) Convoquer autrui dans le discours politique. Ethos et adresse indirecte dans les débats parlementaires allemands et britanniques contemporains sur l’Europe (1998-2015), Trajectoires,
hors-série 1, .
Van der Auwera, Johan, Volker Gast & Jeroen Vanderbiesen (2012) Human impersonal pronouns in English, Dutch and German, Leuvense Bijdragen, Leuven Contributions in Linguistics and Philology, 98, 27-84.

Beitrag von: Hélène Vinckel-Roisin

Redaktion: Robert Hesselbach