« J’aimais Malko, le prince espion et pornographe de Gérard de Villiers, celui qui défendait l’Occident contre les Rouges » déclare Philippe Lançon dans Le Lambeau, lorsque sa blessure lui impose de se réfugier dans ses souvenirs. Mais rares sont les critiques de langue française osant, comme lui, faire une place à Gérard de Villiers (le créateur de SAS) ou à Jean et Josette Bruce (et leur héros OSS 117). Ne se réduisant pas à ces exemples bien connus, le roman d’espionnage constitue pourtant un genre à la fois extrêmement populaire, culturellement important et littérairement inventif. S’il s’avère moins canonisé que le roman policier ou le polar, les origines que l’on a pu lui attribuer ne sont pas moins nobles (L’Ancien Testament, L’Odyssée ou encore L’Art de la guerre). Et il n’est pas si difficile de montrer, à l’instar de Luc Boltanski dans Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes (Gallimard, 2012), qu’il engage une herméneutique du monde et du livre fondamentale pour la modernité occidentale, ou, tel Peter Szendy dans Sur écoute. Esthétique de l’espionnage (Minuit, 2007), qu’il expose des modes de perception originaux du devenir socio-historique.

Certes, l’intérêt relativement limité que suscite cette forme narrative en France tient au fait que ses manifestations sont plus répandues dans le domaine anglophone qui l’a vu naître – où, d’emblée, des fictions britanniques fort subtiles (The Secret Agent de Joseph Conrad, 1907) côtoient des récits à suspense plus codifiés (The Thirty-Nine Steps de John Buchan, 1915), avant que le cinéma international ne s’en mêle (ce dont témoignent, au-delà des adaptations réalisées par Alfred Hitchcock, les nombreux films inspirés des romans de Graham Greene, Ian Fleming ou encore John Le Carré). Il n’empêche qu’avant Pierre Nord, souvent considéré comme « le père du roman d’espionnage français » dans les années 1930, les espions de la police et du cœur obsédaient déjà Balzac, Stendhal ou Dumas. Ils étaient aussi les personnages centraux des récits de Paul D’Ivoi, Gaston Leroux ou Maurice Leblanc (L’Éclat d’obus, 1916) qui témoignaient du climat de la Première Guerre mondiale. Et à peine le roman d’espionnage essaime-t-il dans l’Hexagone qu’il féconde l’imaginaire littéraire : Le Rivage des Syrtes (1951) de Julien Gracq détourne l’espionnage du côté de la poésie tandis que Les Gommes de Robbe-Grillet met en scène dès 1953 un « Bureau des enquêtes », sorte de service du contre-espionnage, pour déconstruire les codes du genre.

L’intérêt pour le motif de l’espionnage est du reste patent dans le champ hexagonal contemporain, où il s’affiche de manière plus ou moins ponctuelle au sein des œuvres. Adrien Bosc, Frédérik Tristan, Olivier Guez, François-Henri Désérable, Antoine Bello, Karine Tuil, Pierre Assouline ont narré les parcours de vrais ou de faux espions. Zone ou Boussole de Mathias Énard se centrent sur des personnages pas si éloignés de ceux de John Le Carré pour penser les conflits d’hier et d’aujourd’hui. C’est aussi le cas d’Olivier Rolin dans Le Météorologue ou de Patrick Deville dans Taba-Taba. Après le dernier Robbe-Grillet (Djinn ou La Reprise) et Échenoz (Les Grandes Blondes ou Envoyée spéciale), le thème a continué à fasciner les éditions de Minuit : pensons au narrateur de La Clé USB de Jean-Philippe Toussaint qui devient espion malgré lui, ou aux espions cherchant à atténuer la portée subversive d’une œuvre d’art dans Sigma de Julia Deck. Le Vingtième siècle d’Aurélien Bellanger aborde l’enquête du contre-espionnage français sur le groupe « Benjamin », HHhH de Laurent Binet ou Jan Karski de Yannick Haenel évoquent des infiltrés durant la Seconde Guerre mondiale. Le narrateur du Voyant d’Étampes d’Abel Quentin se retrouve à découvrir les machinations obscures de l’affrontement des blocs. Le Sage du Kremlin de Giuliano da Empoli traite d’un maître espion dans la Russie contemporaine.

Certaines littératures extra-européennes se ressaisissent, selon des dominantes différentes, de l’idéal-type de l’espion comme « paladin de l’Occident » étudié par Érik Neveu (L’Idéologie dans le roman d’espionnage, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1985). Dans Mathématiques congolaises, In Koli Jean Bofane invente une opération de contre-espionnage visant un État français qui s’apprête à dénoncer à l’ONU les atteintes aux droits de l’homme du gouvernement du Congo-RDC, alors que Dominique Eddé imagine dans Kamal Jann la manipulation par la CIA du frère d’un militant islamiste, dans une œuvre confrontant la figure de l’espion à celle du terroriste. Pour sa part, Fann Attiki reconfigure dans Cave 72 le topos de l’espion occidental en montrant, au fil d’un récit vertigineux, comment un État dictatorial rappelant le Congo-Brazzaville surveille son propre peuple.

En écho à « 53 jours » de Georges Perec, où le motif de l’espionnage s’insère dans le récit à plusieurs fonds d’une manipulation textuelle, la littérature contemporaine explore, enfin, les articulations multiples entre les imaginaires de l’espionnage et de l’écriture. Dans Le Traquet Kurde ou Ormuz de Jean Rolin, l’écrivain enquêteur court le risque d’être pris pour un espion. Jean-Claude Kauffmann n’est pas loin de cette posture dans ses enquêtes. C’est sans doute que, comme l’espion, l’écrivain est celui qui peut posséder un savoir privilégié sur l’humanité et une capacité à construire des légendes qui sont autant de mondes de fiction. D’où peut-être une tendance renouvelée à faire fonctionner l’espionnage comme une métaphore – de la jalousie amoureuse ou du voyeurisme, mais aussi de l’enquête sur le territoire intime d’autrui, notamment numérique (songeons à Celle que vous croyez de Camille Laurens ou encore aux romans de Jean-Jacques Pelletier, qui épinglent les sociétés de surveillance qui sont désormais les nôtres). L’espionnage peut même devenir une métaphore de l’introspection littéraire en général (« Grâce à ce fantastique espionnage qu’est le monologue intérieur, nous avons énormément appris sur ce que nous sommes », note Milan Kundera dans L’Art du roman) et on ne s’étonnera pas de voir les évocations symboliques de l’espionnage fleurir dans les Microfictions de Régis Jauffret – voire une métaphore de la littérature même, si l’on pense par exemple aux auteurs-espions d’Antoine Volodine dans Écrivains. Le narrateur de La Possibilité d’une île de Houellebecq ne se décrit-il pas comme « une sorte de vieil espion de l’humanité » ? C’est qu’à un certain niveau de généralité la littérature n’est-elle pas affaire d’information et de code et tout roman un roman d’espionnage ?

C’est donc sur les avatars contemporains du roman d’espionnage, ses ressources poétiques et ses enjeux sociocritiques comme sur sa puissance suggestive que l’on propose de réfléchir, qu’il s’agisse de s’intéresser aux thrillers de genre (DOA, Éric Paulin, Catherine Fradier), aux fictions historiques (Marc Dugain, Louis Hamelin), aux narrations réflexives, expérimentales (Philippe Vasset, Abdourahman Waberi), aux récits explicitement ou métaphoriquement d’espionnage. On pourra accepter des propositions d’articles s’inscrivant dans une approche comparatiste et/ou transhistorique, à condition qu’elles envisagent à titre principal la langue et la période d’écriture concernées par la Revue de fixxion française contemporaine.

Pistes de réflexion (non exhaustives)

- Qui sont aujourd’hui les (nouveaux) personnages qui peuplent le roman d’espionnage ? Révèlent-ils des mutations significatives par rapport aux espions tantôt héroïques, tantôt ordinaires voire médiocres au centre des fictions canoniques en langue anglaise ainsi que des romans français des années 1950 à 1980 ? En quoi et comment le roman d’espionnage du tournant du xxie siècle se ressaisit-il par exemple de la figure très actuelle du « lanceur d’alerte » ?

- Que nous dit désormais le roman d’espionnage du travail de l’écriture en tant que rapport au monde, de la lecture, de la critique ? Ses modèles et son vocabulaire peuvent-ils nourrir la théorie littéraire et si oui comment ?

- Où faudrait-il trouver les singularités actuelles du roman d’espionnage en langue française voire du roman d’espionnage hexagonal ? Résident-elles seulement dans une réflexivité plus affichée ?

- Si les circulations et infléchissements des codes fondant certains genres « populaires » dans des littératures plus expérimentales constituent un phénomène répandu, quelles sont leurs spécificités au sein des fictions d’espionnage ? Aident-elles à expliquer le fait que le roman d’espionnage est moins représenté en langue française que dans le domaine anglophone ?

- Quelles formes et quel sens revêtent dans la littérature contemporaine les parodies du roman d’espionnage et des figures qui lui sont liées ?

- Comment définir, et à l’aune de quelles œuvres, l’esthétique d’un espionnage « ultra-contemporain » postérieur à la chute du monde communiste ? Implique-t-elle de nouvelles considérations sur l’importance des médias dans la divulgation d’informations a priori inaccessibles aux populations civiles ?

- Que deviennent aujourd’hui les topoi genrés (au sens de gender) caractéristiques des premiers romans d’espionnage ? Si l’on continue à observer une nette prédominance des personnages (et des auteurs) masculins, qu’en est-il des variations contemporaines des représentations viriles qui informaient les œuvres antérieures – où elles impliquaient entre autres la reprise des codes du roman d’aventures ? Et qu’en est-il des figures féminines actuelles ? Constate-t-on des résurgences, des réactualisations, des subversions des représentations érotisantes de l’espionne à la Mata Hari ?

- Les récits contemporains empruntent-ils au film d’espionnage, dont le développement, concomitant à celui du roman d’espionnage, a donné cours à des images et à des structures narratives de plus en plus transmédiales ? Quid par ailleurs des formes de narration sérielle, dont l’importance hors de la littérature se traduit notamment par le fait que Le Bureau des légendes (Éric Rochant, 2015-2020) est l’une des séries télévisées françaises les plus exportées dans le monde ?


Échéance : 1 juin 2024. Les propositions de contribution (environ 300 mots), portant sur les littératures françaises et francophones doivent être envoyées en français ou en anglais, à fixxion21@gmail.com (un rédacteur vous inscrira comme auteur et vous enverra le gabarit MSWord de la revue).

Après notification de la validation, le texte de l’article définitif (saisi dans le gabarit Word et respectant les styles et consignes du Protocole rédactionnel) est à envoyer à fixxion21@gmail.com avant le 15 décembre 2024 pour évaluation et relecture par les membres de la Revue critique de fixxion française contemporaine.


Bibliographie indicative

Alix, Florian, « Le terroriste et la culture : roman d’espionnage et intertextualité savante chez Wajdi Mouawad, Abdourahman A. Waberi et Dominique Eddé », dans Figurer le terroriste. La littérature au défi, dir. Élara Bertho, Catherine Brun et Xavier Garnier, Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 2021, p. 231-242.

Bérody, Laurence ; Poirot, Jérome, « Roman d’espionnage », Dictionnaire du renseignement, dir. Hugues Moutouh et Jérôme Poirot, Paris, Perrin, 2018, p. 666-677.

Bleton, Paul, Les Anges de Machiavel. Essai sur le roman d’espionnage, Québec, Nuit Blanche, 1994.

Bloom, Clive, Spy Thrillers. From Buchan to Le Carré, Londres, Palgrave Macmillan, 1990.

Boltanski, Luc, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2012.

Boucher, François-Emmanuël ; David, Sylvain ; Prévost, Maxime (dir.), dossier « Espionnage, complots, secrets d’État : l’imaginaire de la terreur », Études littéraires, vol. 46, n°3, automne 2015.

Hepburn, Allan, « World Citizens. Espionage Literature in the Cold War », dans Andrew Hammond (dir.), The Palgrave Handbook of Cold War Literature, Londres, Palgrave Macmillan, 2020, p. 303-322.

Midal, Alexandra ; Orléan, Matthieu (dir.), Top Secret. Cinéma & espionnage, Paris, Flammarion, « La Cinémathèque française », 2022.

Neveu, Érik, « Trente ans de littérature d’espionnage en France (1950-1980) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°10, avril-juin 1986, p. 51-65.

Neveu, Érik, L’Idéologie dans le roman d’espionnage, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, « Académique », 1985.

Schweighäuser, Jean-Paul, Panorama du roman d’espionnage contemporain, Paris, L’instant, 1986.

Szendy, Peter, Sur écoute. Esthétique de l’espionnage, Paris, Minuit, 2007.

Veraldi, Gabriel, Le Roman d’espionnage, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 1983.

Beitrag von: Kai Nonnenmacher

Redaktion: Julius Goldmann